Elle leva la tête, huma l'air. Seule. Et chacun de ses pas l'éloignait de celui qu'elle aimait. Qu'elle ne reverrait jamais. Car il en avait été décidé ainsi. Il n'y avait même pas eu de décision à prendre, de choix à faire. La décision avait été prise pour eux. Leur vie ne leur appartenait pas, leur avait-on dit. Leur séparation était nécessaire; ils s'étaient séparés. Le Clan avait besoin d'elle; elle retournait au Clan. Elle était un danger pour sa fille; elle la quittait elle aussi. Nul besoin de réfléchir, de se tourmenter. Ils avaient obéi. Et seul le crissement des grillons l'accompagnait à présent, tandis que seule, silhouette frêle nimbée de lune, elle dirigeait ses pas vers le Clan qui l'avait vu naître, grandir et qui l'avait trahie. La rosée mouillait ses pattes, elle frissonna. Les températures seraient plus clémentes une fois passé le marécage, ce qui revenait à dire une fois rentrée sur les territoires du Clan. Comment serait-elle accueillie, elle la bannie au cœur de glace ? Elle imaginait déjà les murmures haineux de ceux qu'elle avait pensé ne jamais revoir, leurs pelages hérissés de vaine colère et leurs crocs luisants ... La brise souffla, une chouette hulula, Goutte de Miel sursauta. La solitude l'avait endurcie. Elle était agile, elle savait se battre. Mais que pourrait-elle contre un Clan entier ? Car le Code était clair. Un banni trouvé sur les territoires du Clan recevait la mort pour châtiment. De quoi vous ôter toute envie de saluer d'anciennes connaissances. La terre était meuble et humide sous ses pattes. Elle leva les yeux vers l'horizon obscure. Elle reconnaissait le chemin. La vie est tellement imprévisible, pensa-t-elle. Alors qu'elle venait à peine de fonder une famille, avec celui qu'elle aimait ... Voilà qu'elle devait tout quitter à jamais pour retourner d'où elle venait. Sans lui. Pelage Automnal. Le nom s'imposa avec force dans son esprit. Sa fourrure chaude contre la sienne. Ses yeux noisettes brillants. Son air de guerrier au cœur brisé. Et son sourire si chaleureux lorsqu'il la regardait ... Tout ça n'était plus, était loin, était perdu à jamais. Elle ne le reverrait pas ... La brise soufflait face à la solitaire au pelage fourni. Tant mieux. Cela masquerait son odeur et la dissimulerait plus longtemps aux yeux du Clan. Il ne fallait pas compter sur la végétation, aujourd'hui. Sa fourrure rousse se détachait bien trop nettement sur le sol aux couleurs printanières. Elle allongea le pas, refusant de penser à ce et à ceux qu'elle laissait derrière elle. Il fallait oublier. Oublier ce sentiment d'avoir été rejetée pour un faute qu'elle n'avait pas commise. Oublier le regard empli d'amour de celui qui avait été son compagnon. Oublier leur avenir commun qui n'existait déjà plus ... "Ton cœur appartient avant tout à ton Clan", combien de fois avait-elle entendu cette phrase ? Elle venait seulement de découvrir que c'était vrai. Pelage Automnal ... Elle lui appartenait toute entière, il était tout pour elle. Il était celui qui l'avait sauvée, jeune écureuil brisée et sans espoir, perdue dans une plaine inconnue et hostile. Il lui avait rendu l'envie de vivre. Et elle le quittait pourtant pour retourner auprès de ceux qui l'avaient rejetée. Elle ferma les yeux, prit le temps de sentir son corps vivre dans cette forêt familière. Elle écouta le vent dans les jeunes feuilles des bouleaux. Elle résista à l'envie de faire demi-tour pour se blottir dans les bras de son compagnon. Il n'était pas là. Il ne le serait jamais plus. Elle ouvrit les paupières, poussa un profond soupir, reprit la route. Ses yeux brillaient mais restaient désespérément secs. Elle s’était promis qu'elle ne pleurerait pas. Il suffisait d'oublier. Soudain, une silhouette grise se distingua entre les troncs argentés. La solitaire redressa les oreilles, pleine d'espoir. D'un bond, elle fut auprès de la forme gris-brun qui avait attirée son attention. Un rocher. Une simple roche luisant au clair de lune, que la brume et la fatigue avait transformé. Pas le moindre écureuil, pas de regard étincelant, pas de sourire charmeur, pas de fourrure brillante. Pas de Pelage Automnal. Elle secoua la tête, reprit la marche. La prophétie était en route, avait-elle entendu. Mais de quoi s'agissait-il vraiment ? Sa fille serait une héroïne, mais la présence de sa mère pouvait tout compromettre, paraissait-il. Deuxième raison pour partir. Rejetée une nouvelle fois. Goutte de Miel se tenait devant la frontière, à présent. Invisible, immatérielle, mais bien présente. Rien n'avait changé. L'odeur féroce dissuadait les intrus d'avancer plus loin. L'odeur de la solitaire avait-elle changé, depuis qu'elle était partie ? Les membres du Clan la reconnaîtraient-ils ? Aurait-elle la force de vivre avec eux, loin et à jamais séparé de celui qu'elle aimait, alors que tout son cœur se révoltait contre cette absence ? Et sa fille nouvelle-née, serrée furtivement une seule fois dans ses bras, que deviendrait-elle, privée de l'affection maternelle ? Qu'attendaient-ils donc tous d'elle ? Le Clan courrait un danger, elle devait l'aider. Elle, que le Clan avait rejetée sans remords ? Elle, abandonnée à elle-même dans les rigueurs de l'hiver ? Elle, qui avait patiemment reconstruit sa vie, lever de soleil après lever de soleil ? Tout abandonner pour sauver un Clan qui n'avait pas voulu d'elle ? Et pourtant elle était là. Un pas de plus, et elle se tiendrait sur les territoires du Clan. Un pas de plus, et la bannie serait de retour. Un pas de plus, et Goutte de Miel viendrait reprendre la place d'où on l'avait chassée. Elle agita les moustaches, nerveuse. Pelage Automnal n'était plus là pour la seconder. Pelage Automnal ... Sa puissance de véritable guerrier de Clan. Son courage de solitaire. Son cœur d'écureuil libre. Il ne reculait devant rien. Goutte de Miel inspira, ferma son cœur aux sentiments qui l'habitaient, et franchit la frontière. Une fois de plus, une autre vie commençait.